Dans l’affaire Maffei v. Palkon, la Cour suprême de l’Etat du Delaware a jugé que la décision d’une société de transférer son siège social doit en principe être appréciée selon la business judgment rule, et non selon le principe, plus strict, de l’entire fairness.
En l’espèce, les sociétés Tripadvisor et Liberty TripAdvisor Holdings, contrôlées par Gregory Maffei avaient décidé de transférer leur siège social de l’Etat du Delaware vers celui du Nevada. Cette opération avait été approuvée par l’actionnaire de contrôle malgré l’opposition des actionnaires minoritaires. Ces derniers ont alors contesté le transfert en justice en soutenant qu’elle conférait aux dirigeants et à l’actionnaire de contrôle une protection juridique accrue contre des actions en responsabilité. Selon eux, ce bénéfice constituait un non-ratable benefit, c’est-à-dire un avantage non partagé entre les actionnaires, justifiant l’application du contrôle renforcé de l’entire fairness.
Le juge de première instance (Court of Chancery) avait donné raison aux demandeurs. Il estimait en effet que la diminution des risques de voir la responsabilité des dirigeants engagées était suffisante pour qualifier l’opération de conflictuelle. En conséquence, ces derniers devaient démontrer que le transfert respectait à la fois une juste procédure (fair dealing) et un juste prix (fair price). Le principe d’entire fairness, qui a été développé par la Cour suprême de l’Etat du Delaware, constitue la forme la plus rigoureuse de contrôle judiciaire. Il est traditionnellement appliqué en présence de conflits d’intérêts significatifs, par exemple lorsqu’un actionnaire de contrôle tire un avantage qui n’est pas partagé avec les autres actionnaires.
La Cour suprême du Delaware n’a toutefois pas suivi cette position. Elle rappelle d’abord que la business judgment rule constitue la règle de contrôle par défaut des décisions prises les administrateurs des conseils d’administration. Cette règle repose sur une présomption de bonne foi, c’est-à-dire que les administrateurs sont présumés agir de manière informée, loyale et dans l’intérêt social. Si cette présomption n’est pas renversée par des allégations spécifiques de mauvaise foi, de fraude ou de conflits d’intérêts significatifs, le juge doit s’abstenir d’exercer un contrôle sur le bien-fondé des décisions prises.
Pour la Cour suprême de l’Etat du Delaware, la simple réduction du risque de voir la responsabilité future engagée ne constitue pas un avantage suffisant pour renverser cette présomption. Elle souligne que l’opération n’a pas eu pour effet d’éteindre une action en responsabilité existante, mais de modifier les conditions juridiques futures dans lesquelles une action pourrait éventuellement être intentée contre les dirigeants. Cette distinction explique que la Cour suprême de l’Etat du Delaware n’a pas retenu la solution de l’arrêt Harris v. Harris. Dans cette affaire, elle avait admis l’application du principe de l’entire fairness parce que le transfert avait eu pour effet d’éteindre des actions en responsabilité déjà engagées contre les dirigeants. En l’espèce, le risque invoqué par les actionnaires minoritaires était purement hypothétique.
Dans un amicus brief, l’État du Nevada soutenait que soumettre systématiquement les transferts de siège social au principe de l’entire fairness reviendrait à instaurer une taxe à la sortie (exit tax), ce qui nécessairement, dissuaderai les dirigeants d’immatriculer leur société dans l’État du Delaware. L’amicus brief soulignait également que le droit des sociétés américain repose sur une concurrence entre États destinée à attirer les sociétés. La Cour rappelle quant à elle que le droit des sociétés de l’Etat du Delaware repose sur les principes de souplesse et de liberté contractuelle. En conséquence, sauf abus, les dirigeants doivent être libres de transférer le siège de leur société. La Cour précise que l’application de la business judgment rule n’exclut pas toute contestation. En effet, les actionnaires peuvent alléguer et prouver l’existence d’un conflit d’intérêts ou d’une violation du devoir de loyauté.
Octobre 2025